L’insoutenable iniquité du marché du streaming

Les avances non recouvrables imposées par les majors de la musique aux plateformes de streaming internationales, et les prises de participation qu’elles obtiennent dans le capital de ces dernières en échange de l’ouverture de leurs catalogues, sont les deux véhicules d’une captation pour partie indue de la valeur ajoutée de ce marché, qui contribue à le déséquilibrer.

Dans le concert des critiques émises à l’encontre du streaming, on entend la voix des artistes et celles des petits labels indépendants, mais jamais celle des majors. Et pour cause, puisqu’elles se satisfont du modèle, et savent en tirer partie à plus d’un titre. Au risque, cependant, de déséquilibrer le marché de la musique en ligne et d’en compromettre le développement. Le streaming reste en effet un marché inéquitable, en raison de certaines pratiques déloyales du music business en vigueur dans le numérique, qui se sont instituées comme règle à une échelle internationale.

Ces pratiques pourraient compromettre, dans les prochains mois, la signature par l’organisme Merlin, qui représente plus de 20 000 labels indépendants dans le monde, des accords de licence négociés actuellement avec certains opérateurs de nouveaux services de musique sur abonnement, comme Beats ou Samsung. « Le risque existe que nous soyons obligés de dire non »confie à GigaOM son PDG Charles Caldas. Tout dépend de ce que ces plateformes sont prêtes à payer aux labels indépendants, alors qu’il ne reste bien souvent que des miettes à ramasser sur la table une fois que les trois majors ont été servies.

Le PDG de Merlin met en cause les avances sur royalties non recouvrables exigées par les majors, sur la base de leur part de marché dans la distribution physique. Ce n’est pas le bon référent, enrage Charles Caldas, car sur le marché physique, l’espace d’exposition est limité et dominé par les sorties des majors, ce qui n’a pas lieu d’être sur les plateformes de streaming, où l’espace est illimité, et la part de marché des indés plus importante.

Part de marché sous-évaluée

En 2012, la part de marché globale des indés aux Etats-Unis était de 12 %, selon les données de Nielsen Soundscan, qui excluent cependant du calcul les ventes des labels indés distribués par les majors ou certaines de leurs succursales, comme Alternative Distribution Alliance, Caroline, RED ou Ingrooves. Recalculée par Billboard, la part de marché « labels » – et non pas « distributeur » – des indés au premier semestre 2013, marchés physique et numérique confondus, serait en réalité de 34,5 % aux États-Unis, et supérieure à celle du numéro un du marché Universal Music.

Une étude déjà ancienne réalisée par Merlin, couvrant la période de janvier 2010 à mars 2011, établit que la part de marché des indés dans le numérique était déjà supérieure de 58 % à l’époque – quand le développement du streaming était encore balbutiant – à ce qu’elle était dans le monde physique. Lesdonnées Nielsen Soudscan, qui accordent aux indés une part de marché « distributeur » de 16,4 % dans le téléchargement d’albums au premier semestre 2013 aux États-Unis, contre 9,7 % dans la vente de CD en magasin, abondent dans le même sens.

La part de marché des indés dans le seul numérique aux États-Unis se situe donc plutôt aux alentours de 40 %, et peut-être bien plus encore dans le streaming – selon un récent pointage de Merlin, celle que détiennent ses membres dans le streaming est supérieure de 20 % à ce qu’elle est dans le numérique. Or à travers les avances non recouvrables négociées avec les plateformes, les majors n’en revendiquent pas moins 75 % de la valeur ajoutée du streaming sur la base de leur part du marché physique, ce qui a tout l’air d’une captation de valeur indue.

Plus-values financières en perspective

Ce n’est cependant pas le seul canal par le biais duquel cette captation de la valeur du streaming par les majors s’exerce. Fortes du caractère incontournable de leurs catalogues pour les plateformes de streaming internationales, elles parviennent également à obtenir d’elles, sous couvert du secret des affaires, des participations dans leur capital susceptibles de leur valoir d’empocher à terme des plus-values financières considérables. A la veille du rachat de Youtube par Google en octobre 2006, trois des quatre majors de la musique s’étaient ainsi vues concédé in extremis une participation dans le capital de la plateforme de vidéo, qui leur avait permis de réaliser dès le lendemain, à la conclusion de cette acquisition de 1,65 milliards de dollars, une plus-value financière de 50 millions de dollars chacune.

En septembre 2008, l’organisme Merlin s’était élevé contre la constitution d’un joint-venture entre MySpace Music et les quatre majors d’alors, sans qu’aucune participation ne lui soit concédée. Entre temps, Merlin est parvenu à obtenir une participation dans le capital de certaines plateformes, au même titre que les majors. Ce fut le cas lors des négociations initiales avec Spotify, au terme desquelles les quatre majors et Merlin ont eu conjointement accès à 18 % de son capital pour un montant de 8800 €, selon le site suédois Computer Sweden1. Neuf mois plus tard, la compagnie était valorisée 193 M€ lors d’une levée de fonds au cours de laquelle le fonds d’investissement britannique Wellington Partners a acquis une participation de 3,8 % pour… 6,5 M€. Et lors de sa dernière levée de fonds en novembre 2012, Spotify était valorisé à hauteur de 3,5 milliards de dollars (2,6 milliards d’euros).

De quoi donner une idée, en dépit des mécanismes de dilution consécutifs à chaque levée de fonds, des gains financiers que les majors et Merlin sont susceptibles de réaliser dans le cadre, par exemple, d’une introduction en bourse ultérieure de la compagnie. Cette perspective, cependant, ne va pas sans soulever de nombreuses questions. D’une part, Merlin, qui revendique une part de marché de 10 % dans le numérique avec ses 20 000 membres, est loin de représenter la totalité des labels indépendants. D’autre part, rien ne contraint contractuellement ni les majors, ni les labels indépendants membres de Merlin, à répartir une part de ces gains financiers éventuels aux artistes. Des artistes qui en bout de chaîne sont les plus mal lotis, puisqu’ils ne voient jamais la couleur, non plus, des surplus d’avances non recouvrés, le cas échéant, par l’exploitation réelle des catalogues.

1 Selon TechCrunch, la répartition des participations concédées en 2008 par Spotify était la suivante :
– Sony BMG : 5,8 % (payés 2935 €)
– Universal Music : 4,8 % (payés 2446 €)
– Warner Music : 3,8 % (payés 1957 €)
– EMI : 1,9 % (payés 980 €)
– Merlin : 1 %  (payés 490 €)